samedi 10 août 2024

Isis à Vienne : un symbole du XIXe siècle

Sur l'Albertplatz, à Vienne (Autriche), une statue en fonte de la déesse Isis trône depuis son inauguration par l'empereur François 1er, en 1834. La fontaine approvisionnait le quartier, et depuis deux siècles a connu quelques vicissitudes : un déplacement du centre de la place vers le côté afin de laisser passer le tramway, des dégats consécutifs aux bombardements de la seconde guerre mondiale. Elle fut restaurée en 1961. Le visiteur peut aussi observer les bâtiments qui l'entourent : ils sont un rare témoignage de la Vienne du XVIIIe siècle, c'est-à-dire d'avant la période historiciste correspondant au règne de l'enpereur françois Joseph, au cours duquel la ville prit son aspect néo-classique actuel. Pour comprendre les raisons de cette érection, on peut évoquer l'influence de la Franc-Maçonnerie, dont Isis est une figure importante, mais aussi rappeler à l'aide des lignes suivantes, la place qu'Isis a tenu dans l'imaginaire et la création artistique du XIXe siècle.
"En tant que déesse myrionyme, elle est une figure favorite du syncrétisme, qui a particulièrement fleuri pendant la période révolutionnaire, syncrétisme qui s'appuie sur des etymologies plus ou moins fantaisistes : ainsi du rapprochement entre Isis et Jésus, directement, ou par le biais de la racine ischia (Jésus = Yeschua). Combinée à l'Isis de la franc- maçonnerie, cette Isis syncrétique est souvent invoquée par l’illuminisme de la fin du XVIIIe siècle. Ainsi de Cagliostro, caricaturé par Goethe en «grand Cophte», dont la femme crée la loge Isis, première loge féminine en France. Quand Nerval publie en 1849 ce qui deviendra le chapitre «Cagliostro» de ses Illuminés, il l'accompagne d'une vignette qui reproduit une gravure (intitulée La déesse Myrionime [sic] Isis ou la Nature personnifiée) illustrant l'ouvrage d'Alexandre Lenoir La Franche- maçonnerie révélée à ses adeptes (1814), gravure qui est elle-même une copie de celle de Kircher. Dans son effort pour lutter contre le christianisme tout en promouvant d'autres espaces de croyance, la Révolution a recours à Isis : le syncrétisme d'un Bonneville assimile les cultes druidique et isiaque; celui d'un Dupuis, qui interprète les religions comme des allégories de phénomènes naturels, fait de Notre-Dame un Iseum. Par ailleurs, la fête révolutionnaire du 10 août 1793 est mise sous le signe d'Isis : sur les ruines de la Bastille, on a édifié une statue colossale de la Nature, qui est en même temps une fontaine, symbole de régénération, à laquelle les représentants des fédérations viendront boire en disant : «Nous nous sentons renaître avec le genre humain». Cette statue est une Isis aux cent mamelles, comme l'attestent les gravures de l'époque9. La période révolutionnaire voit ainsi se confirmer une Isis parisienne dont le syncrétisme cultivait depuis longtemps l'image : à cause du vaisseau qui est l'élément essentiel des armes de Paris et à cause des lieux de culte isiaque qui y sont attestés, on faisait dériver son nom de celui d'Isis (Paris, Par-Isis). Hugo bâtira sur cette étymologie une antithèse révélatrice : « Elle s'appelle Lutetia, ce qui vient de lutum, boue, et elle s'appelle Parisis, ce qui vient d'Isis, la mystérieuse déesse de la Vérité. Ainsi vingt siècles ont amené la double idée, la souillure et le rayonnement, ce qui tache et ce qui éclaire, Lutetia et Parisis, la ville de la boue et la Ville de la Vérité à se résoudre en cette chose hideuse et splendide, prostituée et sainte que nous nommons Paris ». (Victor Hugo, Océan - Faits et croyances, Ceci et cela, fol. 67, 1838-1840) Le 20 janvier 1811, Napoléon, dont on sait la fascination pour l'Egypte, accepte qu'une figure d'Isis apparaisse sur la nef des armoiries de Paris. La Restauration abolira son décret. L'héritage, on le voit, est composite et sans doute étrange pour un historien moderne. L'utilisation que le XIXe siècle fait de la figure d'Isis ne l'est pas moins mais s'avère d'une grande richesse : assez loin du mythe et du culte égyptiens, elle apparaît fréquemment dans les débats sur «la question religieuse » et, plus profondément, elle devient, à travers le motif du voile, une figure majeure de la pensée de la connaissance, de la quête de vérité."