On l'oublie trop souvent : le VIIIème et le IXème siècles furent marqués en Bretagne par la mise en place d'un pouvoir royal autonome (le sujet est si sensible, partageant encore les historiens, que certains préfèrent évoquer une tentative de mise en place d'un pouvoir royal). Nominoë, puis son fils Erispoë parviendront pourtant à arracher, par le traité d'Angers (en 851), la reconnaissance d'un royaume breton : les Annales de Saint Bertin écrivent ainsi " Respogius filius Nomenogii, ad Karolum veniens, in urbe Andegavorum datis manibus suscipitur et tam regalibus indumentis quam paternæ potestatis ditione donatur, additis insuper ei Redonibus, Namnetis et Ratense ". ( Les annales de Saint-Bertin et de Saint-Vaast, ed. C. Dehaisnes, J. Renouard, Paris, 1871, p. 77-78.)
D'autres chroniqueurs ont fourni des informations sur cette période mouvementée de l'histoire carolingienne, notamment l'abbé Reginon de Prüm. Sa relation de la bataille décisive de Jengland (Ille et Vilaine, ou Loire Atlantique, ou Maine et Loire, la localisation est discutée) en août 851, tranche sur beaucoup de textes de l'époque par la précisions des descriptions et la connaissance de la tactique victorieuse des Bretons.
Réginon de Prüm (ou Regino Prumiensis), 840-915, naît à Trèves, devient ecclésiastique puis abbé de l' abbaye de Prüm ( Rhénanie-Palatinat, actuelle Allemagne), en 892. Sa chronique date de 908 et se compose de deux livres :
Livre I: Il retrace l’histoire depuis la naissance du Christ jusqu’en 741, année de la mort de Charles Martel. Il s’agit principalement d’une compilation d’auteurs chrétiens et antiques.
Livre II : Cette partie couvre la période de 741 à 906, soit l’essor, l’apogée et la fragmentation de l’empire carolingien. Reginon y raconte : les règnes de Pépin le Bref, Charlemagne, Louis le Pieux, les querelles successorales entre les héritiers carolingiens, les invasions normandes, sarrasines et hongroises, la montée des pouvoirs locaux face à l’affaiblissement de l’autorité centrale.
A noter : dans l'extrait suivant, tiré des Monumenta Germaniae Historica ( https://www.dmgh.de/mgh_ss_rer_germ_50/index.htm#page/(III)/mode/1up) Reginon se trompe de date et situe en 860 la bataille de 851.
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Anno dominicae incarnationis DCCCLX. Egil abbatiam Prumiensem suae sponte dimisit, et Ansbaldus in regimine successit, vir omni sanctitate et bonitate conspicuus. His temporibus Ludowicus senior, frater Lothariia imperatoris, plurima bella strenuissime gessit adversus Sclavorum gentes ; siquidem Marahensium regna ingressus armis cuncta perdomuit, capto eorum principe nomine Raztiz, cui etiam propter violata foedera oculos effodere iussit.
Ea tempestate inter principes Caroli magnum discordiarum ac litium efferbuit incendium. Denique Lambertus, qui ducatum tenebat inter Ligerim et Sequanam, Vivianum potentem virum dolo interfecit ; rursus eundem Lambertum Gauzbertus comes cum aliis aeque dolo trucidavit. Isdem Gauzbertus iussu Caroli decollatus est. Destitutam terram principibus et consilio nudatam perspicientes. Brittones arma corripiunt, fines regnie Francorum invadunt, Ligerim transeunt et usque Pictavis progrediuntur, caedibus, rapinis ac incendiis omnia depopulantes, oneratique ingenti preda ad propria redeunt. Ad compescendam vero huius presumptionis insolentiam Carolus cum magno exercitu Brittanniam intravit. Pugna committitur, Saxones, qui conducti fueranta, ad excipiendos velocium equorum anfractuosos recursus in prima fronte ponuntur, sed primo impetu spiculis Brittonum territi in acie se recondunt. Brittones more solito huc illucque cum equis ad huiuscemodi conflictum exercitatis discursantes modo confertam Francorum aciem impetunt ac totis viribus in medio spicula torquent, nunc fugam simulantes insequentium nihilominus pectoribus spicula figunt. Franci, qui comminus strictis gladiis pugnare consueverant, attoniti stabant, novitate ante inexperti discriminis perculsi, nec ad insequendum idonei nec in unum conglobati tuti. Nox superveniens bellum diremit. Multi ex Francis interfecti, quamplurimi vulnerati, innumerabiles equi perierunt. Sequenti die rursus pugna inchoatur, sed graviori infortunio finitur. Quod cernens Carolus nimio terrore dissolutus noctua inscio exercitu clam aufugit, derelicto papilione, tentoriis et omnis regio apparatu. Mane facto, cum exercitus fuga lapsum regem comperisset, nimia formidine repletur nihilque aliud nisi de fuga meditatur. Brittones cum clamore irruunt et castra Francorum omnibus divitiis referta invadunt omnemque belli copiam capessunt, fugientia Francorum agmina insecuntur, obvios quosque aut ferro cedunt aut vivos capiunt ; reliquos fuga servavit. Ditati itaque Brittones opibus Francorum armisque instructi in sua se recolligunt.
En l’an 860 de l’Incarnation du Seigneur, Égile abandonna de son plein gré l’abbatiat de Prüm, et Ansbald lui succéda dans le gouvernement, homme remarquable par son absolue sainteté et bonté. En ce temps-là, Louis l’Aîné, frère de l’empereur Lothaire, mena avec la plus grande énergie de nombreuses guerres contre les peuples slaves ; en effet, étant entré dans les royaumes Moraves, il soumit tout par les armes, après avoir capturé leur prince nommé Rastiz, à qui, pour avoir violé les traités, il ordonna de crever les yeux.
À cette époque, un grand incendie de discordes et de querelles éclata parmi les princes des fils de Charles (le Chauve). Finalement, Lambert, qui détenait le duché entre la Loire et la Seine, tua par ruse Vivien, un homme puissant ; puis ce même Lambert fut à son tour assassiné par ruse par le comte Gaubert, conjointement avec d’autres. Ce Gaubert fut décapité sur l’ordre de Charles. Voyant le pays privé de dirigeants et dépourvu de conseil, les Bretons saisirent les armes, envahirent les frontières du royaume des Francs, franchirent la Loire et avancèrent jusqu’à Poitiers, ravageant tout par les massacres, les pillages et les incendies ; puis, chargés d’un immense butin, ils retournèrent chez eux. Pour réprimer l’audace insolente de cette présomption, Charles pénétra en Bretagne avec une grande armée. La bataille s’engage : les Saxons, qui avaient été recrutés et placés en première ligne pour parer les détours des chevaux rapides, furent effrayés dès le premier assaut par les javelots des Bretons et se replièrent dans les rangs. Les Bretons, comme à leur habitude, courant çà et là avec leurs chevaux dressés pour ce genre d’affrontement, tantôt attaquaient en force les lignes serrées des Francs et lançaient de toutes leurs forces leurs traits au milieu des rangs, tantôt faisaient semblant de fuir et, même en se retirant, plantaient leurs javelots dans la poitrine de ceux qui les poursuivaient. Les Francs, qui avaient coutume de combattre de près, l’épée tirée, restaient stupéfaits, frappés par la nouveauté d’un danger qu’ils n’avaient jamais éprouvé : ni aptes à poursuivre, ni en sûreté en restant groupés. La nuit survenant mit fin au combat. Beaucoup de Francs furent tués, un très grand nombre blessés, et d’innombrables chevaux périrent. Le lendemain, la bataille recommença, mais se termina par un malheur encore plus grand. Le voyant, Charles, brisé par une terreur excessive, s’enfuit en secret pendant la nuit, à l’insu de l’armée, abandonnant son pavillon, ses tentes et tout l’équipement royal. Au matin, lorsque l’armée apprit la fuite de son roi, elle fut remplie d’une immense frayeur et ne pensa plus qu’à fuir. Les Bretons, poussant des cris, se précipitent et envahissent le camp des Francs, rempli de toutes richesses ; ils s’emparent de tout le matériel de guerre, poursuivent les colonnes fuyantes des Francs, et tous ceux qu’ils rencontrent, ils les tuent ou les capturent vivants ; les autres ne durent leur salut qu’à la fuite. Ainsi enrichis du butin des Francs et équipés de leurs armes, les Bretons regagnèrent leurs terres.
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Voici comment André Moisan commente notre texte :
"Dans une suite d’affrontements entre les Francs et les Bretons attachés à leur indépendance, il (=le comte Vivien) est cité comme chef des troupes royales dans la bataille qui se déroula du samedi 22 au lundi 24 août 851. Celle-ci eut vraisemblablement pour cadre le plateau qui s’étend au nord-est de la ville du Grand-Fougeray, en bordure est de la R.N. qui relie Rennes à Nantes. Elle fut des plus meurtrières et dut frapper les esprits plus encore que les combats des années précédentes, si l’on en juge par le récit qui en a été conservé. En effet, malgré la présence en première ligne des Saxons pour contenir l’assaut des Bretons à cheval, l’armée franque fut terrifiée par la pluie de javelots qui s’abattit sur elle, surtout lorsque les ennemis décochaient leurs traits en simulant la fuite et en se retournant brusquement. Les Francs, habitués à combattre au corps à corps, furent abasourdis par ce genre nouveau d’attaque. Le massacre dura deux jours. La nuit suivante, le roi Charles déguerpît à l’insu de son armée, abandonnant sur place tente et bagages. Le lendemain matin, les troupes se précipitèrent dans la fuite ; les Bretons poussèrent une clameur de victoire, pillant le camp, tuant ou faisant prisonniers les fuyards. Parmi les victimes, le comte Vivien. Ce récit qui tranche sur l’habituel sécheresse des chroniques est bien circonstancié : on le dirait rapporté par un rescapé. Il est dû à l’abbé Réginon de Prü̈m († 915), qui passe pour l’un des hommes les mieux documentés de son siècle et rédigea sa Chronique au début du Xe siècle. Or, cette abbaye, fondée en 762 dans la région de Trèves, avait au VIIIe et au IXe siècles, un nombre important de terres, dans une région allant de la Vilaine au Maine et à l’Anjou, possessions venues de moines originaires de la région et sur lesquelles on est bien renseigné. On sait que tout abbé était tenu de visiter au moins une fois les possessions de son abbaye durant sa charge, laquelle, dans le cas de Réginon, s’étendit de 892 à 899. C’est précisément d’une de ces visites dans la région de la Vilaine qu’est issu, selon toute vraisemblance, le récit de la bataille qui fut fatale au courageux comte Vivien. Le narrateur ne manque pas, en effet, de préciser au début de son œuvre qu’il a puisé dans des sources écrites sérieuses et dans des récits qu’il a entendus raconter de la foi des anciens. Dans le cas des événements de 851, Réginon n’avait qu’à écouter une tradition vieille seulement d’une cinquantaine d’années ; sa relation doit donc être assez proche de la réalité, même si, dans la région, la transmission populaire était capable de l’embellir et de l’interpréter quelque peu différemment. "
André Moisan, "La Bretagne, les Bretons et l'épopée française", Mémoires de la société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne, LXIX, 1992, pp. 403-404.