mardi 7 avril 2020

Pestilentia nigra


Année 1348 (du 20 avril 1348 au 11 avril 1349)





Cette année-là, le peuple de France et le monde quasi dans son ensemble furent frappés cette fois non par la guerre mais par la pestilence. A la faim dont j’ai parlé tout au début et aux guerres que j’ai racontées ensuite s’ajoutèrent alors, dans les diverses parties du monde, la peste et les tribulations qui lui sont liées. Au mois d’août cette année-là, on vit au-dessus de Paris une étoile dans la direction de l’Ouest, très grande et très claire après l’heure de vêpres  , alors que le soleil commençait à baisser. Elle n’était pas très loin au-dessus de notre hémisphère, mais au contraire paraissait assez proche de nous, contrairement aux autres comètes. Le soleil tombait, la nuit approchait, elle ne bougeait pas. Quand la nuit vint, nous vîmes, moi et mes frères  , cette très grosse étoile éclater en plusieurs rayons qu’elle projeta sur Paris et vers l’orient avant de se désintégrer totalement. Bien des gens s’en émerveillèrent avec nous. S’il s’agissait d’une comète ou d’un autre phénomène formé d’exhalaisons d’air et par la suite dissoute sous forme de vapeurs, je laisse aux astronomes le soin d’en décider. Mais il est bien possible que ce fut le présage de la pestilence qui allait bientôt venir à Paris et dans toute la France, comme ailleurs.

1) Unde eodem anno Parisius et in regno Franciae, et non minus, ut fertur, in diversis mundi partibus, et in sequenti anno, fuit tanta mortalitas hominum utriusque sexus, et magis juvenum quam senum, quod vix poterant sepeliri, et vix ultra duos vel tres dies in firmitate jacebant, sed subito et quasi sani obiebant ; unde qui hodie erat sanus, cras mortuus, ad foveam portabatur. Habebant enim subito bossas sub assellis vel utrum pluribus in inguine, quibus insurgentibus erat infallibile signum mortis : et haec infirmitas seu pestilentia a medicis epidemia vocabatur. Tanta autem abundantia populi tunc, videlicet anno Domini MCCCXLVIII et MCCCXLIX, decessit, quod nunquam auditum, neque visum, neque lectum erat in temporibus jam retroactis. Et veniebat mors praedicta et infirmitas ex imaginatione vel societate ad invicem et contagione ; nam qui sanus infirmum aliquem visitabat, vix aut raro mortis periculum evadebat.

1) Cette même année, à Paris et dans le royaume de France, comme dans les autres parties du monde, ainsi que l’année suivante, il y eut une telle mortalité d’hommes et de femmes, plutôt les jeunes que les vieux, que l’on pouvait à peine les ensevelir. Ils n’étaient malades que deux ou trois jours et mouraient rapidement, le corps presque sain ; qui aujourd’hui était en bonne santé, demain était mort et porté en terre. Ils avaient tout d’un coup des grosseurs sous les aisselles et dans l’aine – ou les deux – et l’apparition de ces grosseurs était un infaillible signe de mort. Cette maladie ou peste était appelée épidémie par les médecins. Il y eut durant ces deux années 1348 & 1349 un nombre de victimes tel que l’on ne jamais entendu dire, ni vu, ni lu dans les temps passés.

2) Unde in multis villis parvis et magnis sacerdotes timidi recedebant, religiosis aliquibus magis audacibus administrationem dimittentes, et breviter in multis locis de viginti hominibus non remanserant duo viventes. Tanta enim fuit in Domo-Dei Parisius mortalitas, ut per magnum tempus, ultra quingenti mortui omni die ad coemeterium sancti Innocentii Parisius ad sepeliendum in curribus devotissime portabantur. Et illae sanctae sorores Domo-Dei, mori non timentes, infirmos dulcissime et humillime omni horrore postposito pertractabant ; quarum multiplex numerus dictarum sororum, saepius renovatus per mortem, in pace cum Christo, ut pie creditur, requiescit.

2) La maladie et la mort venaient aussi par imagination, relation et contagion, car celui qui était en bonne santé et visitait un malade échappait rarement au péril de la mort. Aussi, dans beaucoup de villes grandes et petites, les prêtres frappés de crainte s’éloignaient ; quelques religieux, plus courageux, administraient les sacrements, et bientôt, en beaucoup d’endroits, sur vingt habitants il n’en restait que deux en vie. La mortalité fut si grande, à l’Hôtel-Dieu, à Paris, que, pendant longtemps, on portait chaque jour dévotement sur des chariots, pour les ensevelir au cimetière des Saints-Innocents, plus de cinq cents cadavres. Et les saintes sœurs de l’Hôtel-Dieu, ne craignant pas la mort, soignaient jusqu’au bout les patients avec la plus grande douceur et humilité, sans tenir compte de l’horreur de la maladie ; beaucoup desdites sœurs, plus d’une fois renouvelées par les vides causés par la mort, reposent, comme on le croit pieusement, dans la paix du Christ.

3)Dicta autem mortalitas, ut dicitur, inter incredulos inchoavit, deinde ad Italiam venit ; postea montes pertransiens ad Avinionem accessit, ubi etiam aliquos dominos cardinales invasit ; totam familiam tunc ab ea abstulit. Deinde per Vasconiam et Hispaniam paulative de villa ad villam, de vico ad vicum, et ultimo de domo ad domum, imo de persona ad personam inopinate ad has partes gallicanas accedens, usque ad Alemannos transivit, minus tamen ad ipsos quam apud nos. Durante tamen epidemia dicta, Dominus tantam gratiam ex sua pietate conferre dignatus est, ut decedentes, quamquam subito, quasi omnes laeti mortem exspectabant. Nec erat aliquis quin confessus et cum viatico sacratissimo moreretur ; et, quod plus ad bonum decedentium fuit, dominus papa Clemens VI, in quamplurimis civitatibus et castris, absolutionem a poena e culpa decedentibus per suos confessores dedit misericorditer et concessit ; unde libentius obiebant, haereditates multas et bona temporalia ecclesiis et religiosis dimittentes, quia haeredes propinquos et liberos ante se mori videbant.  

3) Ledit fléau, à ce que l’on dit, commença chez les mécréants, puis vint en Italie ; traversant les monts, il atteignit Avignon où il frappa même quelques cardinaux et décima tout leur entourage. Puis, peu à peu, à travers la Gascogne et l’Espagne, de ville en ville, de bourg en bourg, finalement de maison en maison et de personne à personne, il arriva en France à l’improviste et parvint en Allemagne, pourtant moins terrible là-bas que chez nous. Durant cette épidémie, le Seigneur, dans sa compassion, accorda une telle grâce aux agonisants que presque tous, au dernier moment acceptaient leur mort subite avec joie. Et nul ne trépassait sans s’être confessé et avoir reçu le saint viatique ; et qui plus est, pour bien des mourants, en beaucoup de cités et châteaux notre Saint Père le pape Clément fit donner par ses confesseurs aux moribonds absolution totale de peine et de châtiments. Ils en mouraient plus volontiers, laissant à l’Église et aux religieux quantité d’héritages et de biens temporels, car ils avaient vu partir avant eux leurs héritiers, leurs proches et leurs enfants.

4) Dicebant aliqui quod haec pestilentia ex aeris infectione et aquarum oriebatur, quia tunc temporis non erat fames nec defectus victualium quorumcumque, sed abundantia magna. Unde ex hujus opinione aeris infecti et aquarum et mortis ita subitae et validae impositum fuit judaeis, quod ipsi puteos et aquas infecerant et aerem corruperant ; propter quod mundus contra eos crudeliter insurrexit, in tantum quod, in Alemania et alibi per diversas partes mundi ubi dicti Judaei habitabant, fuerunt trucidati, occisi a christianis, et cremati passim et indifferenter multa milia judaeorum. Et est mirandum de eorum et suarum uxorum firma sed fatua constantia ; nam dum cremabantur, ne orum parvuli ad baptismum convolarent, matres eorum primo in ignem projiciebant liberos, deinde post ipsos eaedem matres super eos in ignem se praecipitabant, ut cum maritis et eorum parvulis cremarentur. 

4) On disait que cette peste avait pour origine l’infection de l’air et des eaux, parce que ce n’était pas alors une époque de famine : aucun produit nécessaire à la vie ne manquait, tout était en abondance. On rendit les Juifs responsables de cette corruption de l’air et des eaux, comme de ces morts subites et nombreuses : on les accusa d’avoir empoisonné les puits et les cours d’eau, et d’avoir corrompu l’air. La cruauté du monde se déchaîna contre eux si bien qu’en Allemagne et ailleurs où vivaient les juifs, ils furent massacrés et occis par les chrétiens, et brûlés par milliers. Admirez leur constance, ferme mais insensée, comme celle de leurs femmes. Quand on les brûlait ; les mères juives, pour empêcher que leurs enfants ne fussent conduits au baptême, les jetaient d’abord dans le bûcher avant de s’y précipiter elles-mêmes afin d’être brûlées avec leur mari et leurs enfants.

On trouva aussi beaucoup de mauvais chrétiens qui, eux aussi, empoisonnaient les puits. Mais ces intoxications, à supposer qu’elles aient existé, n’auraient pas pu produire une telle peste ni tuer autant de peuple. Autre en fut la cause : la volonté de Dieu, la corruption des humeurs à l’intérieur, rendant l’air et la terre mauvais. Et peut-être de telles potions, si elles ont pu être faites, à certains endroits ont pu y contribuer aussi. Cette mortalité dura dans le royaume la plus grande partie des années 1348 & 1349. Et, quand elle cessa, beaucoup de villages et bien des maisons dans les bonnes villes demeurèrent quasi vides et privées de tout habitant. Alors bien des demeures s’effondrèrent, même de fort belles. Il y en eût plusieurs à Paris où pourtant leur ruine était moins visible qu’ailleurs.

Quand cessa cette épidémie, peste et mortalité, tous ceux qui avaient survécu, hommes et femmes, se remarièrent les uns aux autres. Les épouses conçurent plus d’enfants que d’ordinaire. Nulle ne demeura stérile, mais toutes furent enceintes. Beaucoup donnèrent naissance à des jumeaux, quelques-unes à des triplés qui vécurent. Mais, chose plus étonnante encore, les enfants nés après cette mortalité, quand leurs dents poussèrent, n’en eurent que vingt ou vingt-deux (auparavant les hommes avaient communément trente-deux dents sur leurs mâchoires haute et basse). Quant à savoir ce que signifie le nombre réduit de dents de ces enfants, je m’interroge. Peut-on penser que par une telle mortalité, qui tua un nombre infini d’hommes à qui succédèrent d’autres hommes, le monde et le siècle étaient renouvelés ? qu’il y avait en quelque sorte un nouvel âge ? Mais, hélas ! de cette rénovation du siècle, le monde ne sortit pas meilleur, mais pire. En effet, les hommes furent d’autant plus avides et avares qu’ils possédaient plus de biens qu’auparavant. Ils furent aussi plus cupides et s’en prirent les uns aux autres : procès, litiges et rixes se multiplièrent. Et cette terrible peste envoyée par Dieu ne rendit pas la paix aux rois ni aux seigneurs qui s’affrontaient. Au contraire, les ennemis du roi de France et de l’Église suscitèrent des guerres pires qu’auparavant sur terre et sur mer, et les maux partout s’accrurent et pullulèrent. L’épidémie eut cette conséquence très étonnante : bien qu’il y eut abondance de toutes choses, les prix doublèrent, aussi bien pour les objets que pour les vivres, les marchandises et les salaires des cultivateurs et des serfs. Rares étaient les domaines ou les maisons qui en ces jours avaient des réserves. La charité commença à se refroidir et l’injustice abonda ainsi que l’ignorance et le péché car on ne trouvait presque plus personne, dans les bonnes villes et les châteaux, qui pût ou voulût enseigner la grammaire aux petits enfants.

Chronique dite de Jean de Venette, éditée et traduite par Colette Beaune, Paris, le Livre de Poche, coll. «Lettres Gothiques», 2011.

Fosse commune datant de 1348 trouvée à Toulouse. 


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